"La vieille âme et la mer"
Une nouvelle de Jean-Marie Biette tirée du recueil "Livresque du large"
Jean-Marie Biette est responsable des rédactions du pôle mer du groupe Ouest-France et directeur délégué du magazine Voiles et Voiliers. Il signe dans « Livresque du large », l’une des treize nouvelles intitulée « La Vieille âme et la mer », que nous vous proposons aujourd’hui. Cette histoire d’un coureur du Vendée est souvent drôle, fait parfois rêvée (« La mer était assez plate, argentée par une lune quasiment pleine. Un vent de nordet s’est levé et je glissais à plus de 20 nœuds… ») mais sait aussi être éprouvante. Roman (petit…) à clé, le héros, Yann Sauzon, emprunte différents traits de caractère à plusieurs navigateurs. Au lecteur de décrypter même si l’investigation ne sera pas très difficile. Enfin et sans prendre trop au sérieux un texte qui se présente comme un canular (l’auteur est Jules Pseudo alors que l’éditeur s’appelle les Editions du pilon), un texte, donc, qui cherche avant tout à divertir, on méditera tout de même sur les bienfaits comparés de la course et de la croisière. Pour étonnant que ça puisse paraitre, il n’est pas sûr que les réflexions du solitaire Yann Sauzon, troisième du Vendée Globe, soient très différentes des nôtres. Lisez et vous verrez.
Morale de l’histoire : Calvaire des journalistes, les navigateurs solitaires sont décidément bien difficiles à interviewer
"Livresque du large" est proposé sur Amazon en deux éditions: format Kindle (numérique) au prix de 1,99 € et broché (papier) au prix de 9,50 €.
La vieille âme et la mer
Il semble encore tanguer légèrement sur sa chauffeuse, au beau milieu de la scène du « show case » de la Fnac. La salle est déjà comble. Yann Sauzon se balance légèrement, de tribord en bâbord. Est-ce le mal de terre ? Il a pourtant coupé la ligne d’arrivée aux Sables-d’Olonne il y a maintenant deux mois. Certains marins ne sont jamais vraiment à l’aise loin de l’écume. Ne dit-on pas : « En mer, le danger, c’est la terre » ?
Avec son quasi quintal de rugbyman, son air d’éternel adolescent aquaboniste, ses cheveux touffus et bouclés, son regard songeur et rieur, Yann attend l’animateur. Il vient présenter son livre A bout de course. La conférence, la première depuis l’arrivée aux Sables-d’Olonne, est très attendue. Il y a d’ailleurs quasiment autant de journalistes que de lecteurs dans la petite salle de la Fnac. C’est que Yann Sauzon intrigue depuis sa surprenante troisième place au dernier Vendée Globe.
« Avant les voiliers de course avaient une petite musique, maintenant ils font juste du bruit… »
Skipper à la carrière dilettante, il a repris au dernier moment le 60 pieds très performant d’un des favoris, un de ses vieux amis, blessé peu de temps avant le départ. Yann Sauzon s’est situé dans le ventre mou du classement jusqu’au cap Horn. Une grosse déception, vu le potentiel du bateau.
Peu à peu, une rumeur a filtré, selon laquelle Yann Sauzon était victime d’un gros coup de fatigue, de blues même, durant ces premières semaines de course. Il s’est murmuré que Yann n’arrivait pas, n’arrivait plus à prendre du plaisir en mer. Il y a eu cette conversation nocturne en radio VHF avec un concurrent proche de lui. Elle n’avait pas vocation à être divulguée, mais des bribes ont alimenté « radio ponton ». « En fait, je n’aime plus trop ces bateaux, aurait-il dit. Avant les voiliers de course avaient une petite musique, maintenant ils font juste du bruit, et même un boucan d’enfer. Avant ils dansaient sur la mer, chacun à son rythme, son style, maintenant ils passent en force ou bien ils volent. »
« Yann a coupé tous les fils à sa patte de marin. Il a ressorti le sextant, éteint tous les GPS et traceurs… »
Yann Sauzon n’est pourtant pas adepte du « c’était mieux avant ». De ces confessions nocturnes en VHF, certaines sont venues s’échouer sur les plages médiatiques, par petites vagues, alimentant la rumeur. Comme celle-ci : « Il n’y a pas si longtemps, l’homme cinglait en équipage à bord de voiliers racés, vers l’inconnu. Aujourd’hui, on navigue le plus souvent seul, aidé d’un pilote, d’une batterie d’alarmes, guidé par des routeurs, humains ou algorithmiques. Ne sommes-nous pas en passe de devenir de simples marins robots ? ».
De tous ces états d’âme, Yann Sauzon n’en a pas dit mot durant les vacations radio de la course. Au contraire, il a enchanté tout le monde avec son autodérision, ses sorties décalées, humoristiques. Il préférait délirer sur l’actualité du monde plutôt que s’attarder sur ses performances à bord de son monocoque de 60 pieds.
Au cap Horn, il s’est dit que Yann a hésité à mettre sac à terre, à rejoindre à Puerto Williams quelques éclopés des 50es hurlants. Ou encore à se la jouer à la Moitessier et filer vers la Polynésie. Finalement, il a décidé de poursuivre la course, mais à sa façon. « Comme je le sens, a-t-il encore balancé à la VHF. La marée, je l’ai dans le cœur », a-t-il ensuite fredonné, reprenant le superbe et énigmatique La mémoire et la mer du vieux Leo Ferré.
Comme des terriens en mal de vivre balancent un jour toute la panoplie de médicaments censés les aider à tenir le cap et le coup, Yann a coupé tous les fils à sa patte de marin. Il a ressorti le sextant, éteint tous les GPS et traceurs. Il a aussi débranché les routages automatiques pour se fier à l’observation des nuages, des étoiles, de la mer, de ses couleurs, de ses colères. De pilote de course de formule 1 des mers, il est redevenu, à ses yeux, « totalement », « entièrement » marin.
« Sur la grande scène du Vendée Globe, il a fait rire, chanté des âneries, du genre « Oh mon bateau… », aidé par l’inusable VDH à la guitare électrique… »
Et l’incroyable va se produire durant la remontée vers Les Sables-d’Olonne. Aidé par une situation météo inédite et exceptionnelle, Yann Sauzon a petit à petit gagné dans l’Est, alors que la route indiquée par tous les routages se situait à l’ouest, le long de l’Amérique du Sud. Lui va pointer son étrave du côté de l’Afrique et opérer une incroyable « remontada », totalement inespérée, jusqu’à finir sur le podium, troisième aux Sables.
A l’arrivée, Yann Sauzon a systématiquement refusé d’expliquer ses choix. « C’est une longue histoire, une si longue route, des décisions radicales que je raconterai dans un livre quasiment déjà fini, lança-t-il sur le ponton en arrivant. Ça ne peut pas se résumer en 30 secondes devant une caméra ou un micro. » Sur la grande scène du Vendée Globe, il a fait rire, chanté des âneries, du genre « Oh mon bateau… », aidé par l’inusable VDH à la guitare électrique. Deux mois déjà…
L’animateur embauché pour l’occasion par la Fnac, un journaliste connu et reconnu dans le monde de la course au large, arrive enfin sur scène.
- Yann Sauzon, doit-on saluer un homme à bout de course ou le troisième du Vendée Globe, le Graal de la course au large ?
- Les deux mon capitaine, car je n’aurais jamais réussi à finir troisième sans être arrivé à bout de course au cap Horn, sans redevenir un marin intuitif, qui prend du bonheur en mer au lieu de stresser les yeux rivés sur des écrans.
- Vous repartirez un jour en course ou vous êtes vraiment à bout comme l’indique le titre de votre livre ?
« Je suis enfin le plus heureux des hommes. J’ai tiré mon bord du facteur, pris mon chemin de traverse… »
A cette question, les micros s’approchent, les caméras s’entrechoquent devant la petite scène. Ce brouhaha fait s
ourire Yann.
- Tout d’abord, je veux dire ici que je suis enfin le plus heureux des hommes. J’ai tiré mon « bord du facteur », pris mon chemin de traverse. J’ai suivi le cap que mon âme m’indiquait de manière sourde et lancinante depuis tant d’années. Je me suis retrouvé, moi, en parfaite symbiose avec la mer. Durant la remontée du Horn vers Les Sables-d’Olonne, j’ai ressenti des instants d’éternité, de plénitude. Le Graal du Vendée globe, il était là en fait.
L’animateur le coupe :
- Ce n’est pas ma question.
Imitant l’inimitable Georges Marchais (1), Yann Sauzon lance du tac au tac :
- Oui mais c’est ma réponse, Monsieur Elkabbach !
Dans la salle, les cheveux blancs se marrent, les plus jeunes ne « captent » pas.
- Allez, vous aller pouvoir enregistrer, glisse-t-il amicalement aux journalistes. Vous me demandez si je prendrai à nouveau le départ d’une course au large classique. Je vous réponds clairement non. Je ne veux plus naviguer en solitaire sur des machines infernales, où l’on dort sur un pouf devant des écrans, où l’on manœuvre en portant un casque, où le cockpit est une douche permanente dès que l’on dépasse force 3. Et surtout je ne supporte plus l’idée du « en solitaire et sans escale ».
- C’est à dire ?
- En fait, je trimballe cette blessure depuis près de quarante ans. A l’époque, j’ai couru en équipage une jolie course qui s‘appelait La Baule – Dakar. On devait commencer par virer l’île de Faial aux Açores, avant de laisser l’archipel du Cap Vert à bâbord et filer sur le Sénégal. Je peux vous assurer que mettre le cap sur les Açores en plein hiver n’est pas de tout repos. On a subi un chapelet d’assez grosses dépressions, au près dans une mer très difficile. Du coup, on a dû effectuer un « stop and go » à Horta le temps de récupérer une pièce qui nous y attendait. Le temps de la manip, nous sommes allés à quelques équipiers boire un bière chez Peter, le célébrissime Café des sports. Et il a fallu repartir aussitôt, sans finir les conversations entamées au bar, sans pouvoir s’enfoncer dans les ruelles derrière le port, sans prendre le temps de contempler les fresques peintes par tous les marins du monde sur les quais d’Horta. Ce jour-là, je me suis dit C’est complètement con tout ça, totalement dérisoire. J’ai eu l’impression de passer à côté de mon histoire, de la vraie vie. Et surtout j’ai compris que j’étais certainement le seul à nourrir ces pensées à bord. Donc je me suis tu, trop longtemps. Je me suis menti à moi-même. J’étais un marin assoiffé d’aventures, de découvertes et de rencontres, pas un coureur au large ne pensant qu’au chrono. Et pourtant j’aime aller vite en bateau, vous pouvez me croire. J’aime plus que tout aller plus vite que les petits copains. Mais pas au prix de ne passer qu’un quart d’heure pour réparer à Horta, ou de faire le tour de la planète sans voir les rivages et les visages du monde. J’aurais pu appeler mon livre La tentation d’Horta, mais on m’aurait accusé de juppéisme.
Une nouvelle fois, seuls quelques crânes dégarnis ont souri, ceux qui avaient lu ou avaient eu vent de La tentation de Venise d’Alain Juppé.
- La course, c’est donc vraiment fini ?, insiste le journaliste.
- Les grandes épreuves en solitaire, oui. En revanche, je réfléchis à une sorte de course que l’on pourrait appeler La Grande route ou quelque chose comme ça, en hommage à qui vous savez (2). Une course partant de Polynésie vers le Chili, puis le Horn, l’Argentine, le Brésil et plus si affinités. Une course avec beaucoup d’étapes dans des lieux profondément marins et humains, pour établir un lien véritable. Oui, j’ai ce projet.
« Il ne crache pas dans la soupe. Il a au contraire un immense respect pour les marins qui gagnent des tours du monde… »
Yann Sauzon est interrompu par des applaudissements nourris dans le public. Lui qui se fout habituellement des honneurs ou des hommages est soudainement et sincèrement ému. Son rêve est partagé et son « bord du facteur » n’est pas rejeté du public. C’est cela qui l’importe. Les critiques venues de certains coureurs ou de journalistes, lui reprochant à demi-mots de « cracher dans la soupe », de se comporter en enfant gâté, le laissent de marbre. Il ne crache pas dans la soupe. Il a au contraire un immense respect pour les marins qui gagnent des tours du monde, en monocoque ou en multicoque. Simplement, Yann Sauzon a découvert qu’il n’était pas l’un des leurs, qu’il ne l’était plus.
- Vous avez quand même connu des moments de plaisir, de bonheur d’être en course, en mer, avant le Horn ?
- Attendez, j’ai l’impression que vous me parlez comme à un grand dépressif sorti de je ne sais quel combat intérieur, lance-t-il en éclatant de rire. Non, je suis plus Gérard Depardieu que Pierre Richard pour ceux qui ont vu La Chèvre. Simplement, j’ai besoin aussi et peut être même surtout des verres de contact, comme disait Blondin, avec les marins des rivages du monde. En fait, je suis banalement humain, or il faut sans doute être un peu un extraterrestre pour endurer ce que subissent des marins d’exception comme François Gabard, Thomas Coville, Loïck Peyron et bien d’autres encore. Ils sont d’un courage exceptionnel. Ils ont une force mentale hors du commun, totalement concentrés sur leur course. Mon esprit est trop vagabond pour tenter de les suivre. Mais c’est un joli mot, vagabond, vous savez. Je le revendique. En perpétuel changement. Un vagabond des mers bondit de vague en vague, c’est étymologique.
- Oui mais ce n’était toujours pas ma question, sourit l’animateur.
- Ah oui, et quelle était la question déjà ?
- Des moments de bonheur, avant le Cap Horn ?
- Ah oui, j’ai deux souvenirs précis. Un au portant, entre Fuerteventura et Gran Canaria. La mer était assez plate, argentée par une lune quasiment pleine. Un vent de nordet s’est levé et je glissais à plus de 20 nœuds, c’était absolument magique. Pour ne rien gâcher, des dauphins étaient de la partie. Un rêve éveillé, au milieu des lumières des îles et des odeurs de la terre. En revanche, un poisson volant m’est atterri en pleine poire. Bilan des courses, un œil au beurre noir pendant une semaine.
- Et l’autre ?
- Dans le Grand Sud, dans la baston de l’Indien. Avec trois ris et une trinquette, je surfais dans la houle immense, dans une nuit noire cette fois-ci. Je chantais seul dans le cockpit cette fameuse mémoire et la mer.
Et Yann Sauzon de se lever micro en main, entonnant a cappella ce bijou de Leo Ferré : « Je me souviens des soirs là-bas, et des sprints gagnés sur l’écume, cette bave des chevaux ras, au ras des rocs qui se consument…. Je suis sûr que la vie est là ».
La salle est scotchée. Une émotion intense passe. Le moment est sincèrement rare.
« C’était bien au-delà de la peur. Ce fut une véritable terreur, une nuit dont j’ai vraiment cru qu’elle serait la dernière »
- Et pourquoi vous ne racontiez pas ça lors des vacations, au lieu de nous dire des pitreries comme, je me souviens, « exceptionnellement Noël tombera le 25 décembre dans l’Océan Indien ».
- Parce qu’il vaut mieux en rire de tout ça, non ?
- Yann, vous vous êtes fait peur durant ce Vendée Globe ?
- C’était bien au-delà de la peur. Ce fut une véritable terreur, une nuit dont j’ai vraiment cru qu’elle serait la dernière, qu’il n’y aurait plus jamais d’aube à se lever pour effacer un tel cauchemar. Je naviguais à la hauteur du cap Saint-Vincent, après une assez désastreuse option à terre le long des côtes portugaises. La météo annonçait un puissant courant de nord, puis un léger front de suroît. Finalement, j’ai eu un vent assez mou de portant, mais en revanche je me suis payé une baston mémorable. Le vent a commencé à monter en début de nuit. Mes fichiers météo annonçaient des rafales de 30 nœuds maximum. Sauf que, vers minuit, alors que je tentais de dormir un peu avec deux ris et une trinquette, j’ai été réveillé en sursaut par une énorme bruit vers l’avant du bateau. Le temps de prendre une lampe frontale et de passer une veste de ciré, me voici sur le pont. Le spectacle est dantesque. La pluie tombe à l’horizontale, alors que l’anémomètre oscille entre 55 et 60 nœuds ! Le faisceau pourtant puissant de ma frontale a du mal à percer le mur de pluie. J’entends des chocs réguliers sur la mâture, avec la vision fantasmagorique d’un immense cerf-volant blanc dessinant des images de terreur au dessus du mât. Je comprends vite que le bas-étai a lâché. Il faudrait que je prenne le temps de m’attacher avec un harnais sur la ligne de vie. Il faudrait mais l’urgence de la situation me pousse à aller au pied de mât pour aller voir de plus près ce qui a cassé, afin de savoir comment agir. J’avance sur le pont à quatre pattes, à l’aveugle tant la pluie me fouette le visage, tant les vagues me déferlent brutalement dessus. Arrivé devant l’espar, je vois plus précisément la trinquette voler au gré des rafales. Au moment de rebrousser chemin pour couper la drisse et laisser la voile filer, une vague plus forte que les autres, une vague scélérate, soulève mon Imoca de 60 pieds et de huit tonnes avec une telle puissance, une telle sauvagerie que je m’envole à plusieurs mètres de hauteur. J’ai vécu cette scène au ralenti, comme dans le film La haine, quand l’acteur tombe en se répétant, « jusqu’ici tout va bien ». Je me suis dit, si le bateau fait un écart de quelques mètres, ce qui est probable vu les conditions dantesques, je ne vais pas retomber sur le pont mais dans la mer couleur d’encre noire et de bave d’écume sauvage et phosphorescente. Et là, aucune chance de m’en sortir. Juste le temps de me voir mourir, de me noyer, lorsqu’à bout de forces je déciderai de ne plus nager, de ne plus flotter. Et puis, l’étai de trinquette est venu me fouetter violemment le visage avant que je ne m’écrase sur le pont. Je pissais le sang et souffrais le martyre. Je ne sais d’où m’est venue la force, sans doute du désespoir au plus profond de cette nuit démente, pour affaler la toile, sauf quelques mètres carrés pour assurer une cape le temps de me soigner et de sortir du chaos, du KO. A genoux, j’ai même dû me recoudre une arcade sourcilière avec l’aide du médecin de la course, qui a guidé mes gestes par téléphone satellite. Puis l’aube s’est levée. Il n’est de nuits qui n’atteignent l’aurore, pour reprendre le joli titre du livre de souvenirs de Tibor Sillinger, l’ancien patron volcanique et tempétueux de la Fédération des industries nautiques. Blessé, usé, lessivé, groggy, j’ai dû me résoudre à reprendre la course, mais avec l’impression de descendre au fond de la mine.
« Le bateau, la mer et moi n’étions plus qu’un, en parfaite harmonie. Mais je ne peux que vous dire ce que j’ai ressenti »
- Et ensuite, au cap Horn, que vous est-il arrivé ? On vous a vu vous dérouter dans une mer dangereuse tout près du célèbre caillou, presque jusqu’à remonter le canal Beagle ?
- Là, j’ai eu clairement la tentation du Beagle, de ces cieux magiques, du williwaw, ce vent qui tombe en rafales des montagnes à 70 nœuds. Je voulais revoir les phoques et lions de mer amassés sur de petites îles, jeter l’ancre dans des mouillages bordés de glaciers d’un bleu « oxygène ». Reboire un pisco au Micalvi, le bar le plus sud au monde à Puerto Williams, soigner mon âme à la petite chapelle en bois de Porto Toro, être impressionné par le regard d’une intense tristesse des descendants des indiens Alakaluf, m’amuser des souvenirs de l’incroyable aventure d’Antoine de Tounens, cet avoué du Périgord qui s’est auto-proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie. Je me suis dit : « J’ai tant à découvrir encore ici, et je suis mal placé dans la course, je n’ai donc plus rien à prouver ni à gagner ». Mais c’est aussi à ce moment précis que j’ai eu l’idée et surtout l’envie de naviguer à ma main, de tenter l’école buissonnière, le chemin de traverse, le bord du facteur. Et là, tout d’un coup, un nouveau Vendée Globe commençait pour moi.
- Parlez-nous de cette incroyable remontée vers Les Sables-d’Olonne, jusqu’à réussir l’exploit de passer la ligne d’arrivée en troisième position ?
- Je vous l’ai dit tout à l’heure, ce fut un moment de bonheur intense, de plénitude. Le bateau, la mer et moi n’étions plus qu’un, en parfaite harmonie. Mais je ne peux que vous dire ce que j’ai ressenti, pas vous l’expliquer ou vous le raconter par le détail. Cela n’aurait d’ailleurs aucun intérêt, la beauté de la mer et du large tient dans son mystère.
- Mais Yann, on aimerait en savoir un peu plus…
- Non, désolé, je n’en dirai pas plus. La mer, comme cette fin de course, je l’ai dans le cœur et je veux l’y garder précieusement. Il m’en remonte une délicieuse mémoire des étoiles. Une mémoire de la mer. A tout jamais…
Jean-Marie Biette
(1) Un dirigeant historique du Parti communiste français que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître.
(2) Bernard Moitessier
« La vielle âme et la mer » est tirée du livre Livresque du large